Elisabetta Milan-Fournier

Ce texte est la première ébauche d’une réflexion personnelle concernant une expérience clinique atypique démarrée il y a trois ans dans un CSAPA parisien. Je suis intervenue durant huit ans dans cette institution où j’animais des ateliers psychothérapeutiques réguliers orientés par la psychanalyse.

En ce qui concerne plus spécifiquement cet atelier, il s’agissait d’un groupe de parole autour de la relation à l’argent destiné aux personnes accueillies au CTR. L’atelier a été présenté à l’équipe comme pouvant venir en appui au dispositif d’accompagnement spécifique vers l’épargne réservé pour ces personnes.

Je suis partie du constat, assez banal, que la presque totalité des personnes accueillies dans ce foyer résidentiel, non seulement avait connu, à un certain moment de leur vie, des difficultés plus ou moins importantes avec l’argent, mais étaient restée figée dans cette situation pendant toute la durée de leur prise en charge institutionnelle. Cela constituait même une difficulté majeure dans le suivi social et éducatif, rendant par exemple la sortie de l’institution encore plus compliquée. Aux résidents, souvent englués dans une sorte de plainte ayant l’allure d’une pseudo-demande de réparation, était proposée une aide concrète : effacement d’une partie des dettes, mise en place d’un échéancier pour rembourser la dette restante, « cours » sur la tenue d’un budget, demande d’aide financière aux différents organismes préposés jusqu’à la possibilité de déposer sa carte de crédit dans le bureau du foyer, ultime rempart contre la dépense incontrôlée… Peu de changements étaient constatés. La question restait souvent tue, cachée.

Pour la plupart des résidents du centre thérapeutique résidentiel, les problèmes avec l’argent apparaissent véritablement pour la première fois à-partir de la décision d’entrer dans un dispositif de soin, ce qui veut dire également, pour une grande majorité d’eux, à l’arrêt de toute économie parallèle illégale (trafic, vols…).

Le travail autour de l’expression verbale de ces difficultés avec l’argent se développe, dans notre CTR, en parallèle à la mise en place de la réinsertion sociale et professionnelle. Celle-ci se déploie en général après les premiers mois du séjour et constitue une constante du suivi psychologique social et éducatif des accueillis. La plainte se décline souvent comme : « la vie est trop ennuyeuse parce que manquant d’argent je ne peux rien faire » ou encore « je n’ai plus d’argent sur mon compte… ma banque m’a coupé les vivres… »

robinet argent

Fait curieux mais souvent constaté : en régime sec des finances, on remarque une multiplication des achats, souvent superflus, une insistance sur le jeu d’hasard ou encore un éparpillement des dépenses, parfois de « socialisation » (café, repas après les réunions NA…), d’autres « altruistes » (cadeaux aux proches, prêts d’argent entre résidents…) qui empêchent de fait de cumuler une épargne suffisante en préparation de la sortie de l’institution.

Dans la plupart des cas, il s’agit d’une plainte et pas d’une demande adressée à une personne de l’équipe. Je différencierais les deux situations au préalable, en tant que la plainte, me semble-t-il, exprime certes une souffrance mais pas nécessairement pour faire appel à une résolution concrète. La demande, au contraire, est un discours adressé à un autre à qui l’on suppose un certain savoir. Elle vient questionner le sujet qui l’exprime dans ce qui fait souffrance pour lui et a tendance à se répéter : en quoi cette douleur spécifique, dans ce cas face à l’argent, est la mienne, m’est propre, au vue de ce que je suis et j’ai été ?… La différenciation de ces deux axes a été fondamentale pour moi dans la mise en place de ce dispositif. Au fond, j’ai parié que dans ces groupes de parole orientés par la psychanalyse, une demande pouvait se détacher, du moins pour certains résidents.

Cela a voulu dire : avant tout ne pas consolider un discours allant dans le sens du « pour tous », c’est-à-dire visant les addicts en tant que groupe homogène et conforme aux définitions courantes, qui sont statistiques. Il s’agissait plutôt de faire paraître les variations singulières, intimes, uniques de chaque résident telles qu’elles apparaissent dans leur discours autour du signifiant « argent ». C’est en ce sens que cet atelier se différencie des groupes NA : aucune bannière unifiante n’était proposée mais bien plutôt la mise en lumière de ce qui est propre à tel ou tel sujet. Face à ce qui pourrait être lénifiant : l’inconfort d’une position unique.

On peut dire que le travail s’est scandé en plusieurs temps : il y a généralement eu, dans un premier temps, un murissement de la plainte. Il a souvent fallu surmonter une méfiance fortement enracinée, qui plus est à propos de l’argent. Par exemple : Johnny, consommateur d’héroïne pendant de longues années, pendant un certain nombre de mois venait régulièrement à l’atelier pour nous provoquer, mon stagiaire et moi, avec son discours très agressif : tout le monde triche, tout le monde a les mains sales, tout le monde fait ses trafics en douce et vous devez le faire vous aussi. Alors à quoi bon changer ? Ce discours parasitait l’atelier puisque Johnny en imposait aux autres membres du groupe, paralysés par l’angoisse, en titillant la part obscure de tout un chacun. Pour Johnny il y avait, dans la consommation, l’argent « gagné » à la sueur de son travail, qu’il dépensait pour remplir le frigo et nourrir sa famille et, à part, l’argent du business qui était réinvesti directement dans la came. Cette compartimentation rigide des deux comptes permettait à Johnny de faire face à une angoisse massive dans sa relation à sa mère. Au fond elle servait comme la drogue pour créer un écran protecteur contre elle, contre une menace d’engloutissement en elle. Le travail avec ce résident a finalement permis une certaine renonciation au « business ».

chat souris argent

La plainte pour certains accueillis a consisté d’abord dans l’expression de leur haine à l’égard de l’Autre, social ou familial, considéré comme responsable de la situation vécue. Elle était souvent exprimée comme telle quand le sujet « se reconstruit » et sort d’une phase de mélancolisation intense. En se restabilisant, la haine de soi peut être déversée sur l’Autre. Ainsi pour Victor les parents sont tenus comme responsables de son addiction ainsi que de son incapacité à s’insérer professionnellement malgré un CV des plus remarquables. Pendant un temps ses prises de parole dans le groupe ressemblent davantage à des dissertations philosophiques qu’à un dire qui le concernerait. Finalement, une fois, alors qu’un autre résident s’était proposé de parler de la livre de chair dans Shakespeare, Victor put s’écrier combien il haïssait ses parents pour ne pas avoir réussi à faire face seul à ses dettes, sans cesse effacées par leur bienveillance. Il y eut un effet de soulagement immédiat qui lui a permis d’investir ses démarches de recherche d’emploi.

Ces variations du discours individuel apparaissaient au-delà de la constance d’un dire. Cette constance se manifeste parfois comme un « vouloir comprendre » et un vouloir changer le cours des choses dans sa vie… Cependant ce changement, voulu et envisagé dans le dire, bute sur des difficultés quasi insurmontables au moment de passer à l’action.

 

Nous avons dit plus haut que pour que les participants à l’atelier puissent commencer une réorganisation a minima de leurs modalités de faire avec l’argent, modalités ancrées depuis fort longtemps, ils ont dû d’abord accepter de faire confiance au dispositif. En réalité leur confiance a été mobilisée sur deux fronts : le dispositif et la parole en tant qu’elle peut leur permettre d’exprimer des affects, des pensées et des actions qui souvent sont considérés par eux comme « naturels ».

L’atelier a donc été d’abord un moment de découverte et de surprise sur soi-même. Ainsi, une participante, Lydia, a mis en parallèle l’argent et sa façon particulière de se rapporter aux autres : elle découvre qu’elle ne donne aucune valeur aux choses ni à elle même. Alors pourquoi en donner à l’argent ?Elle dit avoir parfois trop dépensé et d’autres fois rien du tout car l’argent reflétait la relation qu’elle a toujours eue avec les autres, ses proches, son travail… Ravagée par des fortes consommations d’alcool et de cocaïne, Lydia, qui est mère de deux jeunes filles, a souvent eu à faire avec des hommes qui en ont fait un objet sexuel jetable et auxquels elle s’est soumise très docilement.

Un autre résident dit que l’argent lui brûle littéralement les doigts. Il s’aperçoit trop tard de ses dépenses et lorsque cela arrive il ne peut que subir ses endettements. Parler de l’argent c’est pour lui « creuser un temps » pour la parole. Après quelques mois, il se dit surpris de constater qu’il peut désormais ajourner ses dépenses, qu’il ne se sent plus obligé de céder à des impulsions soudaines vers l’achat. Il parviendra en effet, non sans quelque peine, bien sûr, à diriger ses dépenses pour s’offrir des objets « plus utiles », inscrits dans une ébauche de désir. L’investissement de ces objets perdure.

Nous pensons qu’au-delà de l’aspect purement pragmatique, ce temps de partage a permis de donner enfin une place « unique » à la parole autour de l’argent. Elle est unique d’abord en tant qu’elle est relativement libre et n’est pas obturée par un devoir y répondre, par la proposition d’une quelconque solution extérieure. L’atelier « argent » n’a pas entrainé, certes, des « résolutions miraculeuses » de situations bien ancrées dans la vie des personnes qui y participaient, mais ils ont pu exprimer et faire entendre, souvent pour la première fois, une douleur qui venait les toucher au point le plus intime de l’être. En effet l’objet argent, n’est pas seulement l’objet le plus convoité dans notre société contemporaine d’ultra-consommation.

Objet anal et phallique pour Freud, fétiche pour Marx, de quel objet s’agit il et quelle place occupe-t-il pour ces personnes qui, pour la plupart, ne sont pas soumises à la castration ? Nous sommes au début de notre réflexion mais nous nous demandons s’il n’y a pas une fonction de pseudo-suppléance pour beaucoup de ces sujets. En effet, nous avons entendu exprimer un éventuel manque soudain d’argent (par exemple lors d’un prélèvement erroné de la banque, une non régularisation par la CPAM…) comme un moment de vide laissant le sujet sans accès au symbolique, provoquant parfois des accès de violence plus ou moins forts.

Il me semble, néanmoins, qu’il faudrait d’abord distinguer la place de l’argent chez « l’addict » lorsqu’il se trouve dans une pratique de consommation active, des personnes que nous avons rencontrées dans le foyer et qui, la plupart ont commencé un processus de distanciation par rapport aux différents produits. Du premier cas nous avons un écho dans la description de leur passé de toxicomane. Dans ce cas l’argent ou plutôt son manque semble ne pas faire limite. Il ne leur marque rien, exactement comme le Loup de Wall Street qui jette à la poubelle les billets lui ayant servi de canne à sniffer. Surtout, il ne fait pas limite à l’addiction.

perenoel psy

Par contre, quand les personnes entrent dans un processus de soin, la situation est quelque peu différente : l’argent devient, pour certains, une manière de restaurer une image plus ou moins valorisable et valorisée par l’Autre. C’est un arrangement précaire mais qui peut tenir pour certains.

Pour d’autres, la dépense financière procure une sorte de shoot, peut servir également à s’acheter un « temps de jouissance » qui permet au sujet de se sentir vivre et de remplir chaque instant de vide, sa vacuité existentielle. L’argent alors est en parfaite métonymie avec l’objet drogue chez des sujets qui sont toujours un peu au bord d’une « déchetisation » massive.

C’est ainsi que pour certains la dépense d’argent est souvent évoquée comme irrésistible nécessité de tout faire pour plaire à l’autre, pour lui faire plaisir, en passant par le devoir impérieux et inconscient de donner à l’autre un cadeau qui va permettre d’en acquérir son indulgence, voire son amour. Un travail qui permette à cet impératif destructeur de s’amoindrir est possible mais demande beaucoup de temps. Nous donnerons en marge de notre texte le cas d’une patiente accueillie dans le CSAPA et qui commence à élaborer quelque chose en ce sens.

Chez certains résidents, dont l’existence est jalonnée par une nécessité irrépressible à la pérégrination et aux changements multiples, ayant connu par exemple une extrême paupérisation, avec séjour à la rue, il n’est pas rare que l’on entende un discours de défense foncière de la liberté. Ils expriment cette passion pour la liberté comme la nécessité de s’imaginer que l’existence n’imprime aucune contrainte : c’est la possibilité perpétuelle du départ, et parfois ce départ est agi d’une manière foudroyante.

Ainsi Max dit-il ne pas pouvoir envisager une vie sédentaire de petit bourgeois. Il refuse s’abaisser comme la plupart des gens qui l’entourent, dans le métro, dans la rue. Il ira plutôt vivre dans une forêt, faire de la cueillette, élever des abeilles… Non dupe de l’existence quotidienne, Max refuse l’argent. Il ne veut pas être enchaîné au boulot-métro-dodo. Il ne veut rien sacrifier à cela : ne rien perdre.

Au début du séminaire d’un Autre à l’autre, Lacan insiste sur la renonciation à la jouissance et fait le lien avec le pari de Pascal : au pari de l’existence de l’Autre nous sommes conviés, on ne peut pas se soustraire et dans cette opération, la poste, ce qui est mis en jeu dans le pari, est perdue. On ne récupère pas la mise.

« Ce travail, comme l’échange auquel procède le pari avec quelque chose dont nous saurions qu’il en vaut la peine, ont pour ressort une fonction qui est corrélative de celle du plus-de-jouir, et qui est celle du marché. » (page 22)

Mais qu’est ce que cet Autre ?, poursuit Lacan qui va démonter cette existence car « nulle part dans l’Autre ne peut être assurée la consistance de ce qui s’appelle la vérité… » si ce n’est en répondant « à la fonction du petit a. » (page 24)

Le travail que nous proposons dans cet atelier ne consiste pas à fournir des recettes faciles pour mieux « faire avec » l’argent. Cela se révélerait, dans le meilleur des cas, totalement inefficace. Notre travail s’adapte aux situations rencontrées. Il peut consister donc à permettre un déchiffrage du conflit douloureux exprimé par le biais de l’argent, là où cela est possible. Lorsque cette opération est impraticable car trop dangereuse pour le sujet, lorsque le terme « argent » ne fait que recouvrir un vide de la pensée, il s’agit plutôt de trouver ensemble des modalités de suppléance permettant de nouer et faire tenir ensemble le symbolique, le réel et l’imaginaire. Dans ce cas spécifique, lorsque les expériences pénibles se répètent inlassablement toujours de la même manière, nous ne pouvons que proposer au sujet une écoute et une parole qui lui permettent d’assouplir un tant soit peu ce système rigide qui dirige sa vie. Il ne s’agira pas, dans ce dernier cas, de venir condamner la dépense ni de proposer une sorte de correction massive mais de permettre qu’elle se présente un peu moins comme une nécessité féroce. Quelque chose d’autre alors, de plus pacifié, de moins dangereux pourra prendre la place de ce qui, autrefois, le contraignait à la répétition.