Mauricio Rugeles Schoonewolff

Bien qu’il y ait un lien entre ce que la psychanalyse peut dire de l’argent et ce que la psychanalyse peut dire de la clinique des addictions, le champ des addictions dépasse largement le champ de l’argent et l’argent ne se réduit pas au champ des addictions. Pour penser l’intersection des deux champs, interrogeons-nous d’abord sur ce qu’est l’argent selon la théorie psychanalytique. Selon Pierre Martin, l’argent a un statut double : l’argent est à la fois signe et objet[1]. Une remarque : plutôt que signe, nous dirons signifiant, le signe étant univoque tandis que la signification du signifiant est prête à glisser dans des métaphores infinies. Quoi qu’il en soit, il y aurait donc un versant symbolique à l’argent, comme moyen d’échange, et un versant objectal. Selon Freud, pour comprendre l’argent, il faut partir de l’érotisme anal. Dans le texte  « Caractère et érotisme anal »[2], Freud décrit des nourrissons qui jouent avec leurs fèces ; ils peuvent les retenir ou les expulser, les jeter, mais aussi les donner comme cadeaux à leurs parents. Le dégoût des fèces, cette partie si « ex-time » (intime et extérieure à la fois), quand il survient au cours de la vie de l’enfant, est corrélatif d’une « sublimation », c’est-à-dire d’un changement de but de la pulsion. C’est cette substitution qui introduit la dimension du don et du cadeau dans laquelle on trouve le lien avec l’argent : le diable, dans certaines traditions populaires, serait le « chieur de ducats » (Dukatenscheisser). L’argent est, selon Freud, un équivalent des excréments. L’or est ce que donne le diable, et qui est déféqué ; c’est aussi un cadeau qui, après avoir été donné par le diable, retourne à sa forme antérieure. Cependant, dans ce processus, nous voyons déjà comment l’objet anal est pris dans une série de métaphores : par exemple le « Lumpf » du petit Hans en lien avec des fèces, des enfants, un cadeau entre les parents, le « petit » pénis, le signifiant phallique…

dukscheiss

Dans le séminaire XI, Lacan remarque à propos de la pulsion anale et de l’objet a par rapport à cette pulsion : « Le lieu anal est le lieu de la métaphore – un objet pour un autre, donner les fèces à la place du phallus. Vous saisissez là pourquoi la pulsion anale est le domaine de l’oblativité, du don et du cadeau. Là où l’on est pris de court, là où on ne peut, en raison du manque, donner ce qui est à donner, on a toujours la ressource de donner autre chose. C’est pourquoi, dans sa morale, l’homme s’inscrit au niveau anal. Et c’est vrai tout spécialement du matérialiste »[3]. Dans ce court paragraphe, nous trouvons un résumé de la position freudienne de l’objet anal : l’objet métaphorique, liée au phallus en tant qu’il est le symbole du manque, objet de cadeau et d’échange. L’argent serait, sur son versant objectal, une partie ex-time du corps, comme en témoignent des sujets toxicomanes pour qui « dépenser me fait exister ».

Cependant, Lacan va au-delà de Freud en questionnant non seulement ce qu’est l’argent pour le sujet, mais comment l’argent est produit et quel est l place du sujet dans les processus économiques contemporains. Pour expliquer cela, Lacan a fait référence à Marx – selon Lacan, Marx est l’inventeur du symptôme, du « signe de ce qui ne va pas dans le réel »[4]. Qu’est-ce que le symptôme selon Marx ? Qu’est ce qui ne va pas dans le réel ? Depuis ces premiers textes, Marx s’est rendu compte du caractère signifiant et métaphorique de l’argent. Dans les Manuscrits économico-philosophiques de 44 [5], Marx décrit le fonctionnement de l’argent en termes de renversement : « En tant qu’il est cette puissance de renversement, l’argent apparaît ensuite contre l’individu et contre les liens sociaux, etc., qui affirment être des êtres pour soi. Il transforme la fidélité en infidélité, l’amour en haine, la haine en amour, la vertu en vice, le vice en vertu, le serf en maître, le maître en serf, la bêtise en intelligence, l’intelligence en bêtise »[6]. Cette citation est très importante : la force de l’argent est de faire passer des signifiants par la métaphore, et de changer chaque signifiant en son contraire. Dans ce texte Marx montre comment le rapport sexuel, lui-même, devient prostitution quand l’argent est impliqué. Ce que Marx découvre aussi, c’est l’implication du sujet par rapport au fonctionnement de l’argent.

Dans Le Capital [7], œuvre tardive de Marx, la définition de l’argent a changé et elle s’est raffinée ; cependant, le sujet y est toujours partie prenante. Dans l’analyse de l’échange des marchandises, d’où apparaît la logique de l’argent, le sujet participe comme force de travail, c’est-à-dire aussi comme marchandise. Et devenu marchandise il a aussi une valeur d’échange et une valeur d’usage. Marx argumente que, dans la société industrielle capitaliste du XIXème siècle, la forme de travail qui s’est consolidée est le travail salarié. Cette forme de travail est mesurée à partir du temps que la somme de tous les travailleurs prennent pour produire quelque marchandise. C’est à partir de cela qu’il y a une plus-value qui fait tourner la machine productive. Et c’est cela le symptôme dans le réel de l’économie : « il n’y a qu’un symptôme social – chaque individu est réellement un prolétaire »[8].

L’existence de la plus-value serait donc, dans la lecture lacanienne du Capital, le symptôme dans le réel, car le système a besoin d’augmenter le taux de plus-value mais ce taux a tendance à tomber si l’on a trop besoin de l’augmenter. À cause de cela le capitalisme entre périodiquement en crise : ce qui est la condition d’existence du capitalisme est ce qui empêche sa croissance sans limites. Aussi, Marx avait déjà montré qu’il avait un lien entre la montée du mode de production capitaliste et l’affaiblissement du patriarcat et du rôle du père, qui, plus absent, ne fait plus de limite à cette montée. Dans les séminaires XV et XVI Lacan reprend les termes marxiens de valeur d’usage, valeur d’échange et plus-value pour aboutir dans au concept du plus-de-jouir. D’une manière résumée, la production capitaliste est expliquée par Lacan dans le sens que la plus-value du prolétaire est la cause du désir du bourgeois. «Car ce cauri, la plus-value, c’est la cause du désir dont une économie fait son principe : celui de la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. Il s’accumule d’une part pour accroître les moyens de cette production au titre du capital. Il étend la consommation d’autre part sans quoi cette production serait vaine, justement de son ineptie à procurer une jouissance dont elle puisse se ralentir.[9]» Dans ce paragraphe nous trouvons le lien entre l’économie politique décrite antérieurement et les « addictions » : si l’économie a besoin de ce mouvement de la jouissance pour continuer à croitre, la société capitaliste aurait un style addictif, comme le pose Jacques-Alain Miller. Le pousse à la consommation et à la jouissance fait partie de l’économie. La structure langagière qui produit de la plus-value et le mode de production capitaliste sont la même chose.

Discours capitaliste

Alors, il y aurait une composante « addictogène » dans la société contemporaine : si le discours du capitaliste entraîne la « forclusion de la castration », un des mécanismes pour aboutir à cela serait l’argent. Une clinique de l’addiction devrait prendre en compte le rôle de l’argent dans le traitement de chacun et plus généralement, le clinicien contemporain doit donc penser comment l’argent joue un rôle singulier pour chaque sujet. Néanmoins Lacan évoque la possibilité de sortir de cette situation : « Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours du capitaliste, – ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains »[10]. La « sortie » de l’addiction entraînerait le rire, c’est-à-dire redonnerait une place pour l’inconscient et ses structures. Cela entraîne de donner une place à la parole du sujet, et le pari est que cela ne soit pas que pour certains.

Dukatenscheisser

[1]Pierre Martin, Argent et psychanalyse, Bibliothèque des Analytica, Navarin Éditeur, Paris 1984, pp. 14-17.

[2] Sigmund Freud, « Caractère et érotisme anal », en  Névrose, psychose et perversion, Presses universitaires de France, Paris, 1973. L’article est originairement de 1908.   

[3] Jacques Lacan, Le séminaire, livre XI: Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Éditions du Seul, Paris, 1973, p.96.

[4] Jacques Lacan, « Séminaire XXII, R.S.I. ; leçon du 10 décembre 1974 », poublié en Ornicar ?, Vol. 2, Éditeur Le graphe, Paris, Mars 1975. P.96.

[5] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin Éditeur, Paris 2007.

[6] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, ibid., p.197.

[7]Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions Gallimard, Paris, 1968.

[8]Jacques Lacan, « La troisième », dans Lacan au miroir des sorcières : revue La Cause freudienne, N°79, Navarin éditeur, Paris, 2011. P.18.

[9]Jacques Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, Éditions du Seuil, Paris, 2001. P. 435. [10]Jacques Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, Éditions du Seuil, Paris, 2001. P.520.