par Pierre Sidon

Qu’est-ce que « la demande » ?

Un sujet à qui l’on propose une expérience de parole, et tout particulièrement ceux de nos institutions, a du mal à dire quelque chose « qui pourrait être vrai » : cela est, par essence, insupportable, nous dit Lacan (« La direction de la cure », Ecrits, Le Seuil 1966). Mais il parle, donc il parle autour, en quelque sorte, à-côté de cela. On peut appeler ça : la parlotte. Le praticien de la parole, psychologue, psychiatre, écoute et entend. À ce qu’il entend il n’a, dit encore Lacan, « rien à redire ». Non pas par quelque prudence ou atermoiement, mais fondamentalement car il n’y comprend rien ou qu’il sait que s’il comprend, il est sûr, en cela, de se tromper. Le praticien de la parole se tait donc plus souvent qu’à son tour, frustrant non seulement le patient mais lui-même aussi à l’occasion, surtout s’il a le goût de parler. Mais pourquoi frustrer ? « Si je le frustre, dit Lacan, c’est qu’il me demande quelque chose. De lui répondre, justement. Mais il sait bien que ce ne serait que paroles. Comme il en a de qui il veut. Il n’est même pas sûr qu’il me saurait gré que ce soit de bonnes paroles, encore moins de mauvaises. Ces paroles, il ne me les demande pas. Il me demande… du fait qu’il parle : sa demande est intransitive, elle n’emporte aucun objet. Bien sûr, sa demande se déploie sur le champ d’une demande implicite, celle pour laquelle il est là : de le guérir, de le révéler à lui-même, de lui faire connaître la psychanalyse, de la faire qualifier comme analyste. Mais cette demande, il le sait, peut attendre. Sa demande présente n’a rien à faire avec cela, ce n’est même pas la sienne, car après tout, c’est moi qui lui ai offert de parler (…) Mais c’est une demande, si l’on peut dire, radicale (…)
Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fond de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite (…) Cette situation, continue Lacan, explique le transfert primaire, et l’amour où parfois il se déclare (…) Ainsi l’analyste est-il celui qui supporte la demande, non comme on le dit pour frustrer le sujet, mais pour que reparaissent les signi­fiants où sa frustration est retenue (…) C’est dans la plus ancienne demande que se produit l’identification primaire, celle qui s’opère de la toute-puissance maternelle, à savoir celle qui non seulement suspend à l’appareil signifiant la satisfaction des besoins, mais qui les morcelle, les filtre, les modèle aux défilés de la structure du signifiant. »
Les besoins, dès lors, sont conditionnés à leur expression et leur transformation par les défilés de la parole qui se substitue à eux. Le sujet se fait représenter, mais non pas par un autre sujet mais par des mots qui véhiculent la demande). Et c’est ainsi qu’il ne sait plus ce qu’il demande car il est représenté par plusieurs mots (signifiants). Nous allons illustrer, quant à nous, que ce que décrit Lacan de la demande dans l’expérience psychanalytique, c’est la plupart du temps, le contraire de ce à quoi nous avons affaire, comme « travailleurs de la santé mentale » dans nos institutions.

L’institution est une réponse à la demande

À quoi et comment le travailleur de la santé mentale, qui collabore à l’ordre public (« qu’il le veuille ou pas » selon l’expression de Lacan, in Télévision, Le Seuil, 1973) répond-il en institution ? S’il est familier de l’expérience psychanalytique, il peut plus facilement reconnaître l’impossibilité d’obtenir une parfaite guérison et un ordre public idéal, d’autant qu’il en connaît les effets de mortification. Il peut donc laisser du jeu et s’appliquer à infléchir les idéaux thérapeutiques pour qu’ils soient plus justes, sans effets intempestifs imputables à la « furor sanandi », la fureur de soigner telle que Freud l’exprimait. Car « il n’y a rien à thérapier dans le psychique » (Lacan), ce pourquoi il est justifié de comprendre et de n’agir que prudemment sans s’obnubiler sur ses propres désirs, fantasmes, demandes… La demande dont il s’agit, en effet, c’est la notre aussi. Et c’est peut-être même souvent, la notre uniquement, étant donné ce que nous découvrons de la caractéristique singulière de la demande à laquelle nous avons à faire. Cette demande, fantasmatique, la notre, pourrait donc voiler la dimension de ce qui insiste chez nos patients, ce réel qui « se met en travers ». L’analyste assume et transmet à ses collègues cette dimension de l’impossible, à respecter si l’on veut parvenir à ajuster au mieux les actions que nous menons. Et il ne s’agit jamais de solutions car le couple problème-solution (cf. Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Jean-Claude Milner, Verdier, 2004) mène plutôt à un extrémisme parfois ravageant de la volonté thérapeutique. Il s’agit bien plutôt pour nous d’aménagements. Car l’échec, fréquent sinon programmé, de nos demandes envers nos patients conduit à un rejet qui redouble le rejet primordial au principe de leurs destins.

Ce qui se « met en travers » 

La santé mentale pose, dans sa définition, par exemple celle de l’OMS, l’idéal de complétude : « un état complet de bien être… » La complétude, pour un analyste, pose un problème insoluble. C’est celui de l’idéal d’une égalité de soi à soi, qui irait d’une transparence totale de soi à soi jusqu’à un accomplissement total de la personnalité par l’adéquation du sujet et de ses objets. Dans cette perspective, pas nouvelle mais qui se radicalise à l’ère de la science, c’est l’élimination complète de la dimension de l’indicible, qui est peut-être un nom de Dieu – ce pourquoi la religion fleurit à nouveau à l’ère de la science. Mais c’est aussi l’élimination de ce que la psychanalyse appelle le Réel, soit cette dimension de l’impossible complétude. Cet objectif, qui est au principe même d’un tableau clinique classique que l’on appelle la névrose obsessionnelle, et qui échoue en dévidement infini de la pensée, le paranoïaque croit l’avoir réalisé : voilà un sujet qui tente d’échapper à l’identification complète au déchet et qui y parvient au titre de rejeter la responsabilité sur l’autre, d’imputer à l’autre la volonté de faire de lui un déchet. Il en résulte une méconnaissance radicale : c’est un sujet qui s’y croit : le roi qui croit être roi n’est pas moins fou que celui qui se prend pour le roi (Lacan, « Propos sur la causalité psychique », Ecrits). Ce rejet de l’être de déchet auquel il est identifié lui revient en effet dans le réel dit Lacan, c’est-à-dire qu’il l’entend proférer à son sujet sous la forme de l’hallucination, injurieuse dans la forme typique.

Pourquoi n’y a t-il pas d’identité de soi à soi ? Tout simplement parce que l’être parlant ne sait pas qui il est, du fait qu’il parle. Le petit d’homme, prématuré par nature, est d’emblée dans une dépendance à l’autre. Et cette dépendance l’assujettit à la parole. Entrant dans le défilé des signifiants, il s’y perd comme être parce qu’il se fait représenter par au-moins deux signifiants, une kyrielle en réalité, et que de ce fait, aucun ne le représente totalement. C’est ce que Lacan va théoriser sous la forme du « sujet » : soit, « ce que représente un signifiant pour un autre signifiant ». Il dira, dans le Séminaire, de cette formule qu’elle n’est « pas à comprendre » mais à appliquer. De quoi s’agit-il ? Il faut entendre dans cet axiome, comme un mécanisme (algorithme) où le sujet n’est donc pas une cause mais un effet. C’est un effet de la succession discrète – par opposition à continue – des unités linguistiques que sont les signifiants : détachés les uns des autres. Leur détachement combiné à leur articulation, vient parasiter le vivant chez l’être humain et s’y accrocher en le déterminant de ses effets propres. C’est ainsi que l’être parlant cesse d’être un animal comme les autres et qu’il a ainsi… des problèmes.

L’idéal d’une complétude apparaît ainsi, dans cette perspective, devenir bien plus un problème qu’une solution.

La demande dans les institutions de soin

Nous avons affaire, en ce qui nous concerne, à des sujets qui ne demandent pas ou qui demandent mais qui savent ce qu’ils demandent, et qui, de ce fait, ne peuvent pas ajourner leur demande. Et c’est cela qui les différentie du sujet en analyse. Et c’est cela-même qui justifie les institutions d’exister. Quant à ceux qui y travaillent, au contraire de l’analyste dans sa pratique, ils sont requis de répondre à cette demande qui sait ce qu’elle demande, et non seulement parce que c’est ce qu’exigent d’eux les autorités de tutelle, mais précisément parce que les institutions de soins sont une émanation des individus eux-mêmes, des individus à qui elles destinent leur fonction. A l’instar de Freud qui expliquait dans son ouvrage Malaise dans la Civilisation, que les institutions répressives sont une émanation du surmoi individuel du névrosé, que son surmoi interdicteur suscite, dans le social, une répression des pulsions – il se fait interdire -, il nous semble que l’on peut dire que ces sujets qui demandent de cette manière singulière, suscitent, dans le social, des institutions qui demandent pour eux.

Jacques-Alain Miller estime qu’il n’est pas sûr qu’il faille faire de la toxicomanie autre chose qu’un symptôme social : la société demande pour eux car pour eux leur pratique ne fait pas symptôme. S’ils demandent, c’est en tout cas autre chose que d’en savoir quelque chose sur le symptôme, symptôme non pas « qu’ils ont », mais « qu’ils sont » dans le social. « On peut être très bien l’agent d’un symptôme social sans vérifier un symptôme subjectif. Et c’est là que s’introduit cette dimension du symptôme qui est dite essentielle par Lacan, à savoir : il faut encore y croire, pour qu’il y ait symptôme. Il faut encore croire qu’il s’agit d’un phénomène à déchiffrer, un phénomène où il est question de lire quelque chose, éventuellement une causalité, des origines, un sens. Et là, du point de vue social, il s’agit d’une certaine ségrégation du toxicomane que de le livrer à des processus thérapeutiques, et c’est en quelque sorte supplémentaire, des processus thérapeutiques qui peuvent être du même ordre que s’il s’agit de guérir, à savoir trouver des produits chimiques de substitution, comme on en fait l’expérience sur une large échelle aujourd’hui. C’est supplémentaire que, au fond, le psychanalyste soit le premier à décider d’y croire, comme à un symptôme et d’entreprendre le déchiffrement.

Donc, là se pose la question du consentement ou non du sujet, à ce qu’on lui colle un symptôme sur le dos, il est déjà toxicomane maintenant il faut encore qu’il ait un symptôme, par votre faute en quelque sorte… » (Jacques-Alain Miller, L’orientation lacanienne, Paris VIII, Cours inédit du 2.4.97)

Car cette demande, au contraire de celle du sujet en analyse tel que théorisé par Lacan, est une demande  transitive. Et du fait qu’elle comporte, en elle, son complément d’objet, soit son objet, elle se produit sur un mode impératif, voire impérieux, court-circuitant l’Autre c’est-à-dire celui à qui elle s’adresse puisqu’il lui paraît en général illégitime de ne pas obtenir l’objet de sa demande.

C’est ce qui, à l’occasion, rend cette demande comminatoire . Et en cela, elle présente, au contraire de la demande dans l’analyse, un caractère non différable, un caractère même d’urgence. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille y répondre sans discernement, mais qu’il nous semble qu’il convient d’y apporter toujours une réponse substantielle, voire de demander pour le sujet. Car ce sujet qui sait ce qui lui faut, au péril de sa vie souvent, ce n’est pas un sujet individuellement ou socialement des plus stables, tel que peut en produire l’entrée dans la parole. Selon Lacan, le sujet psychotique est habité par la parole tandis que le névrose habite celle-ci. Un sujet habité par la parole sait ce qu’il veut, et ce sont parfois même ses hallucinations qui le lui communiquent. Il a, dit encore Lacan : « l’objet dans la poche » (Lacan « Petit discours aux psychiatres », Conférence à l’Hôpital Sainte Anne, 1967). Et c’est, en cela, un sujet foncièrement en danger, menacé de dégringolade : « le choix de la psychose, dit Jacques-Alain Miller (Ibid.), (…) est le choix (…) d’un sujet qui fait objection au manque à être qui le constitue dans le langage. C’est un choix qui est exactement un déchoix. » Choisir d’être, plutôt qu’advenir comme manque à être, c’est déchoir, libre, « libre comme une chute » peut-être si l’on en croit Jean-Claude Milner (Le juif de savoir, p. 204-205, Verdier, Grasset, 2007.)

L’entrée dans la parole présente donc une alternative entre, d’une part, le consentement à un certain désêtre ou, d’autre part, au contraire une identification au déchet. Ce sujet qui fait couple avec son objet, ce peut être le toxique ou la pratique addictive du jeu, voire « manger du rien », tel que Lacan définit l’anorexie, c’est un sujet qui est ou qui tend vers le déchet et la mort. Il est plus, au sens où la psychanalyse l’entend, du côté de l’objet que du sujet. (Car le sujet est un effet, tandis que l’objet cause : « ce n’est pas par hasard qu’au premier pas que nous pouvons faire à propos du réel, nous tombions sur la notion de cause. Il y a, pour le dire comme pourraient le dire les philosophes, une appartenance conceptuelle essentielle entre le réel et la cause. Et on pourrait en faire, quand on se sert du mot réel, le trait distinctif de l’adéquation du mot : le réel est cause. Il n’est légitime de parler de réel qu’à condition que ce à quoi on attribue la qualité d’être réel est cause, cause d’un certain nombre d’effets. » Jacques-Alain Miller, L’Orientation lacanienne, Cours du 26.01.2011)

 Du déchet au sujet ?

Ce sujet, gardons-en le terme – même s’il est, en tant que sujet à la jouissance, plus proche en réalité de l’objet. Il est, au-moins, dans notre société, sujet de droit à part entière. Ce sujet est en souffrance, en souffrance, peut-être, de devenir un sujet car il ne demande pas au sens où demander c’est ne pas savoir ce que l’on demande. Et c’est pourquoi d’ailleurs il est fréquent que les institutions lui demandent d’écrire : des lettres, de motivation en quelque sorte, pour pouvoir rentrer dans leurs appartements thérapeutiques ou leurs centres résidentiels.

Il peut s’agir d’un excès de formalisation écrite, qui s’étend dans la société tous azimuts et réduit toujours plus le registre de la parole où s’épanouit électivement le champ de la demande, mais cela nous semble aussi pouvoir correspondre au rapport électif que le psychotique entretient avec l’écrit comme en témoigne l’analyse des écrits du Président Schreber par Freud : le psychotique écrit là où le névrosé parle (selon l’expression du psychanalyste Eric Laurent). Ce sujet, il s’agit de le mettre sur le chemin d’un embryon de demande, soit de « produire le sujet » (Jacques-Alain Miller, Revue n°4, 1983). S’il n’est pas sûr que cela soit possible, il est néanmoins possible qu’il faille le faire. Dans cette perspective, asymptotique, il s’agirait d’une éthique de l’analyste appliqué à l’institution parce que peut-être la seule voie non autoritaire pour éviter la pente qui menace vers la réalisation finale, si fréquente, du déchet.

La production accélérée  des déchets dans l’époque

Le déchet c’est, dans l’ordre du symbolique, une déchéance du discours et ce phénomène s’accentue. Nos patients, bien souvent, on ne les stigmatise même plus, on ne les compte même plus, on ne les calcule plus comme dit le génie de la langue – actuelle, on ne les voit plus, ils n’ont plus d’existence. C’est même au principe de l’épidémiologie en santé mentale qui, par principe méthodologique, exclut systématiquement les sujets SDF, institutionnalisés ou emprisonnés de toutes les études statistiques (cf. notre intervention « Antidépresseurs et suicide, les leçons d’un échec », Colloque déprime-dépression, Ministère de la santé, sous le Haut patronage et en présence de la Ministre, Mme Roselyne Bachelot-Narquin, 1er février 2008). On ne les ségrègue même plus au sens où la ségrégation, c’est une opération de discours (Lacan « Préface à une thèse », Préface à “Jacques Lacan”, ouvrage d’Anika Rifflet-Lemaire paru à Bruxelles en 1970 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 395 et notre intervention à paraître : « Le discours universel comme refus de la ségrégation », Paris, site internet de l’ECF, 18 janvier 2012). Jacques-Alain Miller précise que : « La ségrégation de ces cas est l’apanage du discours du maître – c’est-à-dire que, dans la règle, ces cas se repèrent par défaut d’identification – on peut même préciser, d’identification solide –, que le discours du maître prenne la forme de la police ou de l’assistance » et que : « le traitement proprement dit s’appareille sur le discours universitaire, dont relève la clinique psychiatrique » (« Produire le sujet », Jacques-Alain Miller, Revue n°4, 1983) Au point où nous en sommes aujourd’hui, il y a de moins en moins de ségrégation, c’est-à-dire de prise en compte et de traitement de ces sujets les plus fragiles. Et le discours sur l’addictologie risque de produire une véritable substitution : celle desdits addicts, au sens le plus général qu’on lui donne (les fumeurs de cannabis et tous les addicts dits « sans produit ») aux anciens toxicomanes qu’elle submerge de leur nombre bien supérieur, par un procès de généralisation. Ce serait comme en psychiatrie avec ladite « dépression » depuis les années 80 aux USA et 90 en France, une substitution de cas légers aux cas graves, ceux-ci tombant dès lors hors du regard dans les marges où ils risquent le pire. Ce ne sont donc pas des consommateurs qui produisent du déchet, grande problématique de la civilisation s’il en est – et le problème du recyclage -, mais des déchets en puissance, eux-mêmes. L’identification sans médiation à l’objet déchet rejoint ici funestement l’utilitarisme de l’époque.

Si le sujet n’est pas pourvu de ces limites que sont les objets détachés d’un corps découpé par sa prise de/dans la parole, alors la question de la jouissance se pose différemment pour lui par rapport au sujet dit névrosé. Elle envahit le corps et ne se borne pas, elle a une propension au sans limite. Cette absence de découpage témoigne non pas d’un « sujet de la parole » mais d’Un qui est sujet à la jouissance, jouissance du corps propre qui est morcelé dans le spectre des schizophrénies, jouissance de l’Autre persécuteur du côté de la mélancolie ou de la paranoïa.

Il n’y a que des comorbidités psychiatriques

L’usage de toxiques prend-il principalement sa source dans ces cas de figure ? Nous le constatons dans une proportion qui ne cesse de se confirmer dans la pratique, en tout cas à-partir du suivi de cohorte que représentent les trois dernières années d’exercice au CSAPA, et qui se monte à environ 300 patients. Il s’agit, il faut le préciser,  d’une institution sise en banlieue parisienne défavorisée, qui recrute les plus désinsérés donc les plus fragiles. Dans cette file active en effet, nous sommes en mesure aujourd’hui d’affirmer que le tableau clinique de 100% des sujets accueillis au long cours dans nos structures résidentielles comporte, peu ou prou, des symptômes plus ou moins atténués certes, éventuellement recouverts et mal dissimulés par le toxique, de type psychotique : hallucinations, syndrome d’influence et persécution, syndrome mélancolique délirant le plus souvent. Notons au passage que leur non dépistage, si fréquent dans leur parcours de soins antérieur, relève de la dépsychiatrisation de la discipline toxicomaniaque. Celle-ci est consubstantielle à son histoire mais elle se prolonge dans les fantasmes d’autonomie de la discipline addictologique. Il en résulte une absence de formation clinique psychiatrique des intervenants. A leur décharge, la situation n’est pas si différente en psychiatrie même, où l’acculturation produite par le DSM et la clinique du médicament a généré depuis 30 ans la même méconnaissance de la variété du symptôme.

A partir de ce constat clinique, quelle peut être l’interprétation de l’usage des produits toxicomaniaques ? Nous pouvons dire d’emblée que la jouissance prothétique qu’ils produisent est une jouissance de substitution car elle ne provient pas d’un effet de la parole qui parasite le vivant chez l’homme, mais d’un court-circuit direct dans l’organisme.

La toxicomanie est un traitement de substitution

Les produits toxicomaniaques ouvrent à de nouvelles et étranges sortes de jouissance prothétiques qui apparaissent dès lors comme des automédications sauvages. Ce réel insupportable, qui est le nom de la cause des tourments de nos sujets, ils visent à le court-circuiter en l’enveloppant ou en le mettant hors course par les prothèses. Et voilà ce dont il s’agit, non seulement dans la toxicomanie mais aussi dans toutes les consommations addictives en général. Nous ne visons pas autre chose dans notre abord thérapeutique, mais nous tentons de détourner ces sujets de leurs solutions délétères et souvent illégales.

Il est à noter aussi que si le sujet les a choisies, c’est bien souvent faute des ressources nécessaires pour surmonter autrement les souffrances dans lesquelles les ont menés les conditions défavorables de leur venue au monde. Il est donc la plupart du temps difficile de les extraire de ce sillon profond. Mais nous usons aussi de toxiques, légaux, pour les y aider : traitements de substitution aux opiacés, neuroleptiques et antipsychotiques, de plus en plus utilisés, antidépresseurs et thymorégulateurs notamment.

Dans les consommations de substances qui interfèrent avec le réel du sujet, il y a caricaturalement deux types d’effets : la sédation et l’excitation. La sédation endort par exemple la douleur mélancolique d’être le déchet tandis que l’excitation peut aider à rejeter l’être de déchet sur l’autre si le sujet en a déjà la capacité. Mais plus généralement le pharmakon azimute le sujet par une action violente sur le système nerveux central de même que les électrochocs ou toutes les thérapies de choc l’ont tenté avec plus ou moins de succès dans ce qui constitue l’histoire de la psychiatrie. L’effet de confusion des repères est toujours à même de sidérer quelque chose de la jouissance du sujet, c’est-à-dire des rapports du langage et du corps.

Cette opération produit un effet, toujours temporaire – tant qu’on n’opère pas par des moyens plus définitifs, chirurgicaux ou d’implants tels qu’ils se préparent. Cet effet est celui d’une diversion de l’instance de l’être de déchet dans le champ du sujet.

La discipline addictologique

Tant du point de vue de la conception que nous en avons, que du traitement que nous appliquons, il nous apparaît désormais que l’addictologie doit se considérer comme fondée à-partir d’une conjonction des disciplines psychiatrique et de médecine générale éclairées par l’apport de la théorie psychanalytique qui, seule, permet de prendre en considération l’articulation du corps et du langage. Pour autant, la spécificité de notre discipline se justifie pleinement, mais elle ne découle pas d’un discours sur la causalité, qui apparaît commune à la psychiatrie, mais bien des nécessités que commande l’usage régulier des toxiques. Comme en psychiatrie, nous n’attendons rien de la neurobiologie (cf. « La psychiatrie biologique : une bulle spéculative? » Par François Gonon, neurobiologiste, directeur de recherches au CNRS, Revue Esprit, nov. 2011) mais tout de la discipline et de la pratique clinique.

Les sujets souffrants ou désorientés à la recherche de solutions trouvent de nos jours une panoplie illicite à même de fournir beaucoup plus de suppléances artificielles, certes dangereuses et incertaines, que l’arsenal borné du médecin. Il s’agit, dans tous les cas, de sujets dont l’anamnèse témoigne qu’ils se sont trouvés précocement, soit « sans le secours d’aucun discours établi » (Lacan, « L’Etourdit », Autre Ecrits), soit soumis à l’instance pénétrante d’un discours délirant ou encore à l’affranchissement sauvage de la structure des générations. Dans tous ces cas, rien n’assure la transmission d’un ordre réglé qui garantisse au sujet un appui suffisant pour accéder sans catastrophe subjective à l’ensemble des fonctions sociales de l’être parlant. Le pharmakon est pour eux, un recours.

Nous intervenons à un point de leur histoire où il a pris une place dans l’équilibre du sujet. Nous n’avons donc pas d’autre choix que celui d’adopter une attitude prudente dans l’abord des pratiques addictives : à l’instar du symptôme névrotique qui constitue la clé de voûte de la personnalité, la jouissance prothétique est partie prenante de l’équilibre de ces sujets fragiles et peut-être s’agit-il plus de respecter ou substituer que de sevrer, comme la pratique addictologique nous l’enseigne aujourd’hui : nous prenons soin, faute de la demande absente de nos sujets, de leur jouissance irréfragable.

Car à l’instar de la discipline alcoologique, plongée depuis 35 ans dans le régime de la loi de 75, fondée sur la théorie dite de « l’erreur alimentaire » (théorie qui faisait « l’ambiance » de cette loi), il nous semble que, dans les fait, l’on est passé, en addictologie, de l’idée d’erreur alimentaire à l’idée d’erreur cognitive au sens large, de la grille Le Go (d’évaluation de l’alcoolisme) à une multitude d’autres grilles non moins erronées. Or il ne s’agit ni plus ni moins, dans ces conceptions, que de convaincre le sujet qu’il se trompe, que ses idées son erronées, que ses choix sont une erreur. Il en découle une conception purement autoritaire du traitement. Nous ne disons pas, quant à nous, qu’il ne faut pas faire preuve d’autorité : notre action découle d’un agrément des pouvoirs publics et de lois qui autorisent et encadrent notre action. Mais nous constatons l’impuissance totale des actions qui réduisent le principe de leur pouvoir à l’exercice d’une contrainte. Et nous en déduisons la nécessité d’une approche qui ne considère pas uniquement les choses du côté de ce qui cloche – ledit symptôme -, mais aussi du côté de la satisfaction pourtant manifeste, au principe des sujets qui fréquentent nos institutions. Autrement dit : leur persistance dans leur être de toxicomanes, témoigne de l’homéostase de leur jouissance. Ainsi qualifions-nous l’équilibre qui résiste tant à nos interventions.

Nous partons donc, quant à nous, d’un préalable respectueux, celui d’un principe d’impuissance face au réel – et non pas d’un postulat de puissance de la thérapeutique (dont témoigne par exemple l’optimisme, surprenant en pratique, des thérapies cognitivo-comportementales). Celui-ci ne nous dédouane pas de travailler, bien au contraire, car il nous protège des déceptions inhérentes à tout idéalisme. Les effets que nous obtenons sont donc, le plus souvent, paradoxaux et surprenants étant donné, non pas notre doute, mais notre  pessimisme méthodique.

Tout le monde est addict, c’est-à-dire embarrassé de la jouissance : une théorie généralisée de l’addiction

Il n’y a pas de gain de savoir à attendre de l’expérience toxicomaniaque, comme en témoigne la pratique quotidienne. Le produit modifie la jouissance du corps propre : « rien à voir avec l’élaboration du savoir, explique Jacques-Alain Miller (Cours L’orientation lacanienne, 2.4.94, inédit.), à propos de l’expérience hallucinogène : c’est vraiment d’états de connaissance où l’élaboration de savoir est à mettre, à placer, de façon antinomique. (…) Au fond, ça conduit à effacer l’inconscient, arrêt tout à fait justifié et donc la toxicomanie ne vaut pas dans ce sens comme symptôme, dans la mesure où ce dysfonctionnement n’est pas pris dans une articulation de langage et tant que, on peut admettre que le symptôme freudien se définit d’abord par son articulation de langage et donc par le sens qui y est visible. » Voir aussi à ce sujet Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » (Ecrits)

La possibilité de la toxicomanie provient, selon nous, d’une non advenue, voire théoriquement – mais ce n’est pas ce que nous constatons – d’un effacement de la fonction-inconscient. Cette forclusion de la fonction-inconscient (c’est-à-dire que tout se passe comme si elle n’était jamais advenue) autorise en effet un franchissement : celui qui installe la jouissance prothétique transgressive et ce qu’elle permet comme traitement de la jouissance originelle insupportable du sujet.

Clinique différentielle des addictions

Le sujet névrosé ne peut retrouver les satisfactions de son enfance, celles d’avant qu’il n’entre dans la parole en tant qu’acteur. Il doit en passer indéfiniment par le savoir pour échouer à retrouver cette satisfaction perdue. Il retrouve, par intervalles rythmés par l’appétit, des restes de l’objet perdu, des ersatz, des substituts généralement insatisfaisants. Il fait une analyse pour assumer que le manque est une perte, soit : la castration. Ce rythme est une pulsation irrégulière qui détermine chez lui le sentiment de la vie. Il est assez bien imagé par l’érection du phallus, soumis à déflation. C’est cette alternance qui conditionne aussi le battement à l’origine de l’ouverture et de la fermeture de l’inconscient, soit que vient au sujet des idées qui peuvent le surprendre et le déranger dans ses croyances.

D’autres ont affaire, quant à eux, à la jouissance et peuvent en passer par le savoir, néanmoins sans effet garanti, pour tenir à distance la jouissance morcelante ou intrusive. Mais il arrive qu’il ne soit « toxicomane précisément [que] pour n’avoir pas à dire. » (Jacques-Alain Miller, Cours du 2.4.97, inédit) Il peut rencontrer alors, dans les substances toxiques un moyen commode de substituer à la jouissance dont il est sujet, le rythme et le sentiment de la vie qui lui manque corrélativement. Où l’on distingue deux situations extrêmes opposées, mais qui peuvent être conjointes dans le cas de l’alcool ou des antidépresseurs :

– soit par une excitation qui peut traiter un état de mortification subjective,

– soit par une sédation qui peut traiter un état d’élation de nature maniaque.

Dans le cas de la sédation, le manque vient produire une scansion qui produit une excitation, un réveil qui constitue une substitution au circuit de la pulsion et au battement de l’inconscient, qui font défaut parfois.

Mais à l’ère moderne, le discours de la science produit une connexion inédite entre le sujet divisé et la jouissance par l’entremise des objets « plus-de-jouir en toc »,  selon l’expression de Lacan. Ce faisant, l’interdiction de jouir (« la jouissance est interdite [inter-dite] à qui parle comme tel » Lacan, « l’Etourdit », Autres Ecrits, Le Seuil) est transgressée – au niveau civilisationnel (voir le mathème du Discours Capitaliste). Ce qui produit des effets comparables à ceux de la psychose avec notamment un gel holophrastique S1-S2 (Lacan Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1963-64, Seuil, Paris, 1973, p. 215) aux effets de débilité (les « monuments de débilité » qui caractérisent l’époque, selon l’expression mémorable de Serge Cottet) mais aussi la montée inextinguible de la consommation des gadgets. Car comme l’exprime Lacan dans « Radiophonie » (Autres Ecrits p.415), les producteurs pourraient demander des comptes aux produits, plutôt qu’au maître, de l’exploitation qu’ils subissent. C’est donc l’objet, non seulement au zénith, mais qui commande. De plus, le Discours Capitaliste n’écrit pas un lien social mais bien plutôt les conditions de sa pulvérulence, de son délitement, ce que nous constatons chaque jour un peu plus dans l’époque actuelle. C’est ainsi que Lacan dira en 74 (1er Novembre, conférence dite « La troisième ») : « Il n’y a qu’un seul symptôme social : chaque individu est réellement un prolétaire, c’est-à-dire n’a nul discours de quoi faire lien social, autrement dit semblant. »  Ainsi croissent corrélativement la débilité et le pousse-à-jouir contemporains, inextricablement liés. Mais on peut aussi parler des effets d’atonie, d’anomie et de suicide, ceux-mêmes décrits par Durkheim au cœur du lien social contemporain.

C’est pourquoi l’époque aplanit la distinction plus haut décrite entre névroses et psychoses et submerge les quelques toxicomanes sous une masse indistincte mais croissante d’addicts. Il reste néanmoins indispensable, pour le clinicien, de distinguer la structure en cause dans les phénomènes car leur abord en dépend radicalement.

Un espoir dans la civilisation

La psychanalyse, selon Lacan, promet au consommateur de sortir du Discours Capitaliste : Lacan évoque à cette occasion le mot de progrès (c’est un hapax) dont pourtant il était plus qu’avare – n’y croyant pas, contre Hegel notamment. Avons-nous une telle visée de progrès pour ceux dont nous nous occupons en institution, ceux chez qui l’addiction est toxicomanie et constitue, on l’a vu, un traitement souvent nécessaire ? S’il peut être utile au sujet névrosé de s’extraire quelque peu du mouvement de consommation qui empêche son épanouissement personnel, nous pensons qu’il s’agirait plutôt d’insérer nos patients, ou du moins de les éloigner de leur désinsertion de tout discours (le psychotique, hors discours selon Lacan). Là aussi, à l’instar du rapport à la demande que nous avons distingué selon les structures cliniques d’entrée de jeu, il nous semble que le traitement des addicts doit tenir compte de la structure sous-jacente au comportement : car ce n’est peut-être pas que la drogue « rompt le mariage avec le fait-pipi » comme l’indique Lacan, mais que le démariage avec le fait-pipi, qu’il soit le fait de la psychose ou bien de l’effet, dans la civilisation, du Discours du Capitalisme, ce démariage fait le lit de l’usage toxicomaniaque ou addictif, des drogues ou de tout objet non substantiel à l’origine du « style addictif » contemporain comme l’exprime Jacques-Alain Miller :

« Lacan a pu poser, dans son séminaire Encore, que le partenaire du sujet n’est pas l’Autre, avec un grand A, mais ce qui vient se substituer à lui sous la forme de la cause du désir. C’est là la conception radicale du partenaire, qui fait de la sexualité un habillage du plus-de-jouir. L’avantage, c’est que ça rend compte par exemple de la toxicomanie. La toxicomanie épouse les lignes de la structure, la toxicomanie est un anti-amour, la toxicomanie se passe du partenaire sexuel, et se concentre, se voue, au partenaire asexué du plus-de-jouir. La toxicomanie sacrifie l’imaginaire au réel du plus-de-jouir. Et par là, il faut bien dire qu’elle est d’époque, la toxicomanie, de l’époque qui fait primer l’objet petit a sur l’idéal, comme j’en proposais la formule au début de ce séminaire. Elle est de l’époque où grand I vaut moins que petit a, I<a. Et si on s’intéresse à la toxicomanie, qui est de toujours, si on s’y intéresse aujourd’hui, c’est bien parce qu’elle traduit merveilleusement la solitude de chacun avec son partenaire plus-de-jouir. La toxicomanie est de l’époque du libéralisme, c’est-à-dire de l’époque où on se fout des idéaux, où on ne s’occupe pas de construire le grand Autre, où les valeurs idéales de l’Autre national palissent, se désagrègent, en face d’une globalisation où personne n’est en charge, une globalisation qui se passe de l’idéal. » (L’orientation lacanienne, Cours du 26.03.97, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », inédit.) Au magazine Le Point, le 18 aout 2011 (« les prophéties de Lacan »), Jacques Alain Miller précisait : « Lacan avait déduit que le modèle ancien ne tiendrait pas la route, que la sexualité allait passer du Un fusionnel au Un tout seul, chacun son truc, chacun sa façon de jouir. Jusqu’à Lacan on appelait cela l’autoérotisme et on pensait normalement ça se résorbe car normalement les 2 sexes sont faits l’un pour l’autre. Et bien pas du tout, c’est un préjugé ; à la base dans l’inconscient votre jouissance n’est complémentaire de celle de personne. Des constructions sociales tenaient tout cet imaginaire en place. Maintenant elles vacillent, car la poussée du Un se traduit sur le plan politique par la démocratie à tout va, le droit de chacun à sa jouissance propre devient un droit humain. C’est aussi pourquoi le modèle général de la vie quotidienne au 21ème siècle, c’est l’addiction. Le Un jouit tout seul avec sa drogue, et toute activité peut devenir une drogue, le sport, le sexe, le travail, le Smartphone, Facebook, etc ».

Dans cette opération, avec la dimension de l’amour, c’est la possibilité du transfert qui est en cause, sujet épineux et enjeu majeur s’il en est dans nos institutions de soins. Sortir du discours du capitalisme, c’est restaurer, avec la dimension de l’impossible, la dimension de l’amour que la science forclot. Or « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir. » (Lacan, Séminaire X, L’angoisse, leçon du 13 mars 1963.)

L’enjeu de nos institutions, comme celui de nos sociétés s’écrit donc dès lors dans un choix : un lien social qui autorise encore le transfert – soit l’amour -, oubien l’autisme des jouissances : l’addiction ou le désir.